Shotgun Stories, présentation du film

Un homme apparaît dans une chambre sombre, avec des marques sur le dos ; une figure silencieuse, qui se lève lentement et ouvre des tiroirs vides : une énigme, un fondu au noir. Quelques notes de guitare, un riff mélancolique de folk-rock et la vue s’ouvre sur les plaines de l’Arkansas. Une perle rare jaillit du cinéma américain, un film grandiose signé par un jeune débutant du nom de Jeff Nichols.
La blancheur des fleurs de coton vient emplir l’écran : par leur simple présence, leur fragilité devient visible. Pas besoin de chercher à interpréter, ou de leur trouver une quelconque signification. Déjà une faucheuse mécanique est à l’œuvre, battant d’un travail destructeur et machinal tout ce qu’elle trouve sur son passage. 
Le film débute ainsi tout en métaphores et en allusions, laissant apercevoir sa propension à l’allégorie et à l’abstraction, adoptant son tempo intime, plongeant le spectateur dans un état de calme apparent pour le surprendre aussitôt au détour d’une coupe ou d’une musique. En jouant sur les craintes et les attentes, Jeff Nichols créer cet état de quiétude hantée qui précède la tempête annoncée par le titre.
Les personnages parviennent à s’inscrire dans ce cadre sans en perturber l’atmosphère. Les gestes lents de Michael Shannon, son regard vitré, extrêmement expressif sans l’air d'y toucher, ses phrases tranchées et prononcées entre les dents, l’inscrivent hors d’un temps et d’un espace donné. On se trouve ici dans une sorte de désert biblique, un lieu où il est encore possible de penser l’homme, de l’isoler de la foule, de le prendre en exemple, d’en faire un modèle. Le nom des personnages, Kid et Boy, efface les derniers doutes quant à la référence religieuse qui traverse le film.
Mentionner la dimension biblique du film n’est pas une erreur. Au-delà des noms, sur lesquels on pourrait longuement réfléchir (Son est le Christ en anglais), le film puise dans cet imaginaire d’autres références, et notamment la figure du serpent, éternelle incarnation du Mal. Outre ces éléments ponctuels, le film lui-même se veut une parabole.
La linéarité de son histoire en est pour ainsi dire la preuve la plus sûre : à la mort d’un homme, ses sept fils, nés de deux mères différentes, se trouvent opposés. D’un  côté les « laissés pour compte », les reniés, de l’autre ceux qui ont tout eu, l’affection, une petite propriété, une bonne réputation. Au premier prétexte, la guerre de famille éclate : on entre dans la spirale de la vengeance. Le film assume son côté didactique et sa schématisation très nette, et s’en sert pour dévoiler sans ambages la portée universelle d’une histoire perdue au fin fond de l’Amérique.
Combien de fois et dans combien de film (notamment de tradition anglo-saxonne) a-t-on traité de la vengeance ? Comment défendre un énième film qui s’y attache ? Ce n’est pas à l’originalité de son thème que se mesure la grandeur de Shotgun Stories. Sa qualité majeure réside dans la mise à l’épreuve de la violence, présente en puissance dans chaque individu (y compris le spectateur) et qui devient terriblement compréhensible au fur et à mesure que la situation générale se laisse entrevoir. 

Cette tension, qui n’a rien d’un suspense, crée un rythme dans lequel les plans se suivent, tendus par quelque chose qui n’éclate jamais. On arrivera presque à comprendre, sinon à justifier, le mécanisme de la vengeance, à partager, résigné, son existence : à la fin de chaque scène, de chaque séquence, de chaque plan, on s’attendra à ce que tout éclate : mais rien ne se produit.
Jeff Nichols recule sa caméra, s’éloigne, coupe dès que la scène atteint son apogée et laisse supposer. Il ne laisse pas jouir le spectateur du plaisir de voir s’accomplir la soif de vengeance que lui-même a produit. Le cinéaste prend position : jamais trop près pour partager, jamais trop loin pour ne pas comprendre. Des êtres humains se confrontent à leur soif d’autodestruction : même s’ils n’aiment pas ça, ils sentent qu’ils peuvent céder, les fleurs blanches des cotons devenant des dahlias rouges. Seul l’Amour peut les situer en dehors de cette boucle, l’amour qui traverse ce « film d’hommes » de manière si aiguë et percutante, l’amour dans son sens le plus large, sans lequel le seul horizon serait la mort…
Difficile de rendre compte d’un film à la fois si riche et si simple. Peut-être que sa plus grande qualité se mesure à l’insatisfaction qu’on ressent à en parler : on n’arrivera jamais à le cerner complètement. C’est aussi cela qui fait les grands films.

(remarque : ce texte est une actualisation d’une critique parue sur Il était une fois le cinéma à la sortie du film :

Pour aller plus loin, voici quelques liens intéressants :

Des critiques du film :

Sur le Western :

Sur Jeff Nichols :

Jeff Nichols, nouvel horizon

Originaire de l’Arkansas, Jeff Nichols est diplômé en cinéma de la North Carolina School of Arts en 2001. Durant ses études, le jeune cinéaste fait ses armes en tournant plusieurs courts-métrages et travaille sur quelques longs. Outre une apparition dans le film Come Early Morning de Lee Young, il participe en 2003 et 2004 à la production du film documentaire Be Here to Love Me : A Film About Townes Van Zandt. Il se lance alors dans l’écriture de son premier long métrage, Shotgun Stories, qu’il tourne en 2006 avec peu de moyens. Le film sort sur les écrans français en janvier 2008. Drame familial, histoire de vengeance autant que réflexion sur l’impossibilité de se satisfaire dans la violence, métaphore du mythe américain et variation sur de grands thèmes bibliques, Shotgun Stories permet au cinéaste à peine âgé de trente ans de se faire immédiatement remarquer. Là où certains seraient tombés dans le piège d’un premier film tape-à-l'oeil, Jeff Nichols opte pour un classicisme humble et parfaitement maîtrisé, construisant une mise en scène fine et implacable. Shotgun Stories fait le tour des Festivals (Berlin, Tribeca ou encore Paris Cinéma), reçoit un bon accueil critique et un écho public relativement encourageant pour un premier film indépendant.

A peine remis de cette première expérience, Jeff Nichols réfléchit déjà à un deuxième film (Take Shelter) dont il signe le scénario et qu’il tourne en 2010. Le cinéaste propose à nouveau un drame familial autour d’un personnage central en proie à des visions apocalyptiques. Take Shelter va plus loin dans la recherche cinématographique. Jeff Nichols mêle le drame intimiste, un décor de western et de fortes influences fantastiques sans oublier de construire un film dense. Tour à tour thriller psychologique, image d’une Amérique en crise et relecture biblique ce deuxième long-métrage est un coup de maître qui enthousiasme le festival de Sundance 2011 avant de remporter en mai le Grand Prix de Semaine de la Critique à Cannes.

En deux longs métrages, Jeff Nichols a su imposer un style et une vision du monde aussi personnels qu'accessibles. L’homme semble avoir tous les atouts pour poursuivre une œuvre cinématographique ample et passionnante. Souvent présenté aux confluences du cinéma de Terrence Malick et de Steven Spielberg, Jeff Nichols a contribué à renouveler le western moderne et le cinéma américain indépendant. Le réalisateur sait également s’entourer de brillants comédiens. Michael Shannon est rapidement devenu son acteur fétiche (il apparaîtra également dans le troisième film de Nichols, Mud). Shotgun Stories et Take Shelter n’auraient pas eu la puissance qu’ils développent sans la présence incroyable du comédien, déjà vu dans Vanilla Sky, Bug, World Trade Center, 7h58 ce samedi-là, Les Noces Rebelles ou encore le Bad Lieutenant de Werner Herzog. Jeff Nichols a, quant à lui, permis à Michael Shannon d’avoir la reconnaissance critique qu’il méritait en lui offrant de magnifiques premiers rôles. Take Shelter met également en lumière Jessica Chastain, une des révélations de l’année 2011 vue dans le Tree of Life de Terrence Malick, Palme d'Or du Festival de Cannes 2011.

Humble, exigeant et déterminé dans son travail, Jeff Nichols construit une filmographie solide, sans esbroufe ni facilité. Son troisième long-métrage, Mud, dont il signe à nouveau le scénario, devrait lui permettre de poursuivre sur cette lancée. Le drame est ici centré sur la rencontre de deux adolescents avec un fugitif. Le film pourrait toucher un public plus étendu en optant pour un casting prestigieux, où figurent Reese Witherspoon, Matthew McConaughey et Sam Shepard. Jeff Nichols offre une voix à part sous couvert d’un classicisme révérencieux et référencé qui contribue à redynamiser le cinéma indépendant américain et laisse envisager d’autres moments épiques.