Eric et Ramzy, petite présentation


Eric Judor et Ramzy Bédia : Electrons libres du divertissement français

Eric et Ramzy forment un duo d’humoristes à part dans le paysage français. A l’exception de quelques enfants dans le dos (Il reste du jambon ? pour Ramzy et la série Platane pour Eric) et de quelques égarements, les deux compères ont principalement construit une carrière à deux, une unité à laquelle ils continuent de revenir près de vingt ans après leurs débuts. 

Les mots - Hyperbole

Au milieu des années 1990, ils se rencontrent, se découvrent et commencent à officier sur scène dans de petits spectacles comiques. Rapidement, la sauce prend et le duo débarque sur les ondes radios (Nova, Fun Radio). S’ils parviennent progressivement à se faire une réputation, c’est avec leur arrivée loufoque sur M6 que les deux larrons sont révélés au grand public. Les Mots d’Eric et Ramzy, cette courte séquence où le duo tentait d’expliquer un mot du dictionnaire, devient une référence. Fraîcheur, candeur, je-m’en-foutisme, dérapage plus ou moins contrôlé donnent à ce couple une tonalité burlesque qui séduit. Les deux s’emploient à jouer les gamins, les idiots pas méchants. Les Mots est un succès qui leur permet, tout comme les spectacles qu’ils poursuivent à côté, de construire des rôles et des caractères que l’on retrouvera dans une bonne partie de leurs films. Avec la série H (71 épisodes diffusés de 1998 à 2002), Eric et Ramzy confirment aux côte de Jamel Debbouze leur carrure de nouvelle figure du comique bébête et jouissif. Ils se permettent à peu près tout, déclenchent le bordel partout où ils passent sans jamais s’attaquer à personne ni chercher à élaborer un discours politico-social
trop marqué.


Série H

La Tour Montparnasse infernale, sorti en 2001, n’est pas leur première apparition au cinéma (ils avaient déjà joué dans Le Ciel, les oiseaux et...ta mère !), mais le film marque leur premier rôle à succès. Dégommant tous les clichés du genre, s’amusant autant avec Die Hard que La Tour infernale, le film cartonne et tout le monde s’engouffre dans la faille Eric et Ramzy. Un peu trop vite peut-être car les projets suivants s’avèrent assez fades. L’année 2004 voit ainsi sortir Double Zéro puis Les Dalton, deux films dont le duo déplorera les choix de mise en scène. Réalisateur de la parodie d’espionnage Double Zéro, Gérard Pirès ne rentre pas dans le délire absurde d’Eric et Ramzy et ignore leurs envies d'improvisation en se contentant de coller au scénario avec sérieux. De même, si les Dalton est imaginé par le duo comme un hommage amoureux aux poussiéreux westerns spaghetti, Eric et Ramzy se retrouvent à leur grande surprise dans des décors de dessin animé. Il faut dire que le duo souhaitait au départ confier la réalisation à Michel Hazanavicius, mais que la production lui a préféré Philippe Haïm, réalisateur malheureusement peu doué pour la comédie.

BA Tour Montparnasse Infernale


BA Double Zéro

Après ces fâcheuses expériences, quelques apparitions cinématographiques occupent Eric et Ramzy parallèlement à leurs spectacles. C’est le temps de Il était une fois dans l’Oued, Barfuss (pour Eric) ou  Bled Number One (pour Ramzy). Nous arrivons alors en 2007, où sort sur les écrans français un ovni improbable parlant de chirurgie esthétique, de bandes de lycéens et de tueur en série qui s’ignore. Steak croise l’univers incongru du musicien Quentin Dupieux et la douce folie d’Eric et Ramzy. Le film réussit avec maestria à redéfinir les ressorts comiques du duo en travaillant sur la possibilité de leur séparation et sur la cruelle solitude qu'elle implique. Sorti sur 450 copies, le film n’attire que modérément le public (moins de 300 000 entrées) et déconcerte certains fans du duo. Steak constitue pourtant un tournant dans la carrière cinématographique des deux comédiens. Après cela , tout est permis : Eric et Ramzy participent à la création de la série animée Moot-moot, tout aussi décalée que le reste de leur travail, puis se lancent ensemble dans la réalisation d’un premier long métrage.

BA Steak

Extrait Moot-Moot

Ils sont grands, ils sont indépendants et ils signent en 2008 Seuls Two, où un flic et un voyou se poursuivent dans un Paris désert. Le résultat surprend et convainc une partie de la critique, autant que du public. Mais à force de prendre de la bouteille, il fallait bien que les deux joyeux drilles empruntent des chemins séparés. Ramzy joue dans différents films avec des rôles plus mûrs comme dans le film de sa compagne Anne de Petrini, Il reste du Jambon ? (dans lequel son partenaire fait tout de même une apparition), Eric se lance dans la création d’une série pour Canal +, Platane, sorte d’univers parallèle où un Eric Judor de fiction tente de réaliser un long métrage ("La Môme 2.0") après avoir subi un accident. La série reçoit les honneurs d’une presse très élogieuse et du public, ce qui permet à Eric Judor d’attaquer une saison deux. Mais, pour paraphraser Les Bronzés 3, Eric et Ramzy sont « amis pour la vie » et n’oublient pas de revenir aux sources quand nécessaire. Avant Platane, le duo a ainsi incarné de gentils flics inadaptés sociaux avec Halal police d’Etat, sorti en février 2011. Encore plus idiot et improbable que les précédents films, ce remake satirique de la série Hawaï police d’Etat n’est pas dépourvu d’un arrière-fond politique avec les questions de l’immigration et du rapport à l’Algérie. Tout libérateur qu’il soit, le film ne réitère pas le box-office de Seuls Two, laissant présager une attente plus critique autour des prochains longs métrages du duo.


Extrait Seuls Two
Extrait Platane



BA Hallal Police d'Etat

Alors qu’Eric apparaîtra en juin 2012 dans le nouveau film de Quentin Dupieux, Wrong, et met en boîte la saison 2 de Platane, Ramzy poursuit des rôles divers dans plusieurs films dont le prochain Olivier Dahan, Les Seigneurs. Jamais en reste, Eric et Ramzy prépareraient un nouveau projet cinématographique réalisé par leurs soins. Au vu de leur parcours ces dernières années, la tonalité de ce long métrage reste difficile à imaginer, pouvant partir aussi bien dans le grand n’importe-quoi que révéler une nouvelle facette de leur humour. 

BA Wrong

Il n’est jamais facile de tracer sa propre route lorsqu’on naît artistiquement en duo. D’autres y sont parvenus, d’Omar Sy (d'Omar et Fred) ou de Kad Merad (de Kad et Olivier), avec à la clé un César pour chacun d’entre eux, mais cela nécessite souvent de casser une certaine image au risque de perdre ce qui fait l’essence du couple. Pour l’heure, Eric et Ramzy sont parvenus à rester Eric&Ramzy, un monstre à deux têtes, tout en expérimentant d’autres parcelles de leur métier. Alors, en attendant H sur grand écran, Halal police d’Etat en série télé ou encore le grand retour des Mots sur M6, tant de projets auquel personne n’a visiblement pensé, il est possible de revoir leurs films pour comprendre qu’il n’est jamais facile de faire marrer les gens durant près de vingt ans. 




Sitographie et sources : 









Quentin Dupieux a tout "Wrong" !



Quentin Dupieux a tout « Wrong » !


« Est-ce que quelqu’un filme ? Est-ce qu’il y a un film ? Est-ce qu’il y aurait un film ? ». C’est sur ces mots balbutiés par Sébastien Tellier que s’achève le moyen métrage Nonfilm que tourne Quentin Dupieux en 2001. Non-film, non-sens, non-humour : Quentin Dupieux tire à vue depuis une décennie pour brouiller les repères du spectateur.

Quentin Dupieux (©Canal +) 

Flat Eric


Souvent présenté comme un adepte du « Grand N’importe Quoi », Quentin Dupieux (né en 1974) est originellement connu en tant que Mr. Oizo, un artiste de musique electro à qui l’on doit notamment le tube Flat Beat (1999), vendu à plus de 3 millions d’exemplaires à travers le monde. Réalisé par Dupieux en personne, le clip met en scène une peluche jaune nommée Flat Eric. George Bermann, le patron de Partizan Midi Minuit (boîte de production de Michel Gondry) tombe en admiration devant l’élégance rythmique de la vidéo et permet au musicien de réaliser dans la foulée une série de pubs pour Levi’s, avec Flat Eric en vedette.  



Mr. Oizo trouve ainsi sa pleine identité artistique avec cet étrange double animalier, qu’il filmera aussi dans le court métrage Where is the money George ? et convoquera encore en avril 2012 pour un teaser de l’EP Stade 3.  Si Quentin Dupieux avait commencé ses travaux vidéo dès 1996 pour le compte de Laurent Garnier, avec un clip/court-métrage de 14 minutes intitulé Nightmare Sandwiches, il ne garde pas un bon souvenir de l’expérience  (« Laurent Garnier m'a cueilli un peu trop tôt, je n'étais pas encore sûr de moi, c'était non abouti ») et c’est donc à l’orée des années 2000 qu’il paraît s'épanouir comme réalisateur. Véritable star de la musique s’amusant avec le concept d’ « inécoutable » - les albums Analog Worms Attack (1999), Moustache (2005), Lambs Anger (2008) et Stade 2 (2011) enchantent un cortège croissant de fans -, Mr.Oizo cherche pourtant très rapidement à se construire un chemin cinématographique à part entière, bien au-delà de la simple réalisation de clips lyriques pour son pote Sébastien Tellier.

Un film aveugle


En 2001, Quentin Dupieux réalise ainsi une troublante oeuvre conceptuelle de 75 minutes. Questionnant la raison d’être d’un film,  Nonfilm est décrit par son réalisateur comme « une pulsion de rage ». Alors que l’apprenti cinéaste venait de se voir refuser un scénario en France, il ressent une « envie adolescente et sauvage » de changer les règles en vigueur. « L'idée du film est de montrer que la caméra existe, vivante. Elle n'est pas un élément que l'on essaye de faire oublier au spectateur. » Dans des décors désertiques et rocailleux, Sébastien Tellier et Vincent Belorgey (musicien connu sous le nom de Kavinsky) se retrouvent au centre d’un tournage en roue libre qui s’achève sans scénario et sans caméra. « C’est un film aveugle et muet », lancera un des personnages. Forme d’anticipation du Gerry de Gus Van Sant, mâtiné d’absurde à la Samuel Beckett, Nonfilm envoûte ou agace, mais impose avec force le motif de la boucle et du mouvement circulaire. Jamais sorti en salles et longtemps introuvable, le film est désormais disponible sur le web dans une version raccourcie de 47 minutes.



Nouvel Humour


Les aventures cinématographiques de Quentin Dupieux ne font alors que commencer. Contacté à l'origine pour réaliser le projet Moyen Man avec Eric et Ramzy (qui se sont « roulés par terre » en découvrant Nonfilm), le cinéaste leur écrit finalement une base scénaristique intitulée Steak.  Tourné au Canada en 35 jours, le film propulse le duo comique au sein d’un univers visuel furieusement nord-américain où la chirurgie esthétique règne en maître. S’articulant autour des principes d’Ancien et de Nouvel Humour, le film déconstruit les ressorts habituels du duo et isole cruellement ces deux figures de la comédie française pour en faire ressortir toute la bizarrerie et la solitude. Sorti pour la fête du cinéma 2007 sur une combinaison de 450 salles, le film déconcerte le public et réalise moins de 300 000 entrées. Malgré la relative faiblesse de ces chiffres, Eric Judor se félicite de la réussite artistique de Steak : « On amenait un film d’art, disons un film différent au grand public. Logiquement, c’est un film qui doit sortir sur 30 copies. Là avec 450, il était accessible à tous. C’est un peu comme l’opération musée gratuit ». 


No Reason


Devenu sans tarder un objet culte, Steak n’éteint nullement le goût pour le cinéma de Mr. Dupieux, qui revient en 2010 avec un projet très différent, cette fois tourné aux Etats-Unis et en langue anglaise. Présenté en grand pompe à la Semaine de la Critique de Cannes, Rubber, qui demeure un des premiers films tournés avec l’appareil photo Canon EOS 5D Mark II, raconte l’histoire d’un pneu tueur, entre road movie, western moderne et installation arty (un groupe de spectateurs juché dans le désert regarde le film avec des jumelles, accroissant la réflexion sur l’illusion et les mensonges de l’art). Renouant en partie avec l’atmosphère rocailleuse de Nonfilm, Rubber s’avère pourtant plus ludique et savoureux (la présence de Roxane Mesquida au casting y étant pour quelque chose), bien que, comme l’explique le réalisateur, « les personnages sont volontairement froids, ce sont des sacs de viandes sans cerveau. Je voulais que l'on s'identifie au pneu. Le monologue d’introduction, dans lequel Quentin Dupieux interroge ironiquement la prétendue gratuité de l’art cinématographique, s’impose comme un modèle du genre.


Marilyn Manson


L'année 2012 marque le retour attendu de Quentin Dupieux puisque son troisième long métrage, Wrong, présenté au Festival de Sundance, sort le 5 septembre. S’appuyant plus que jamais sur l’épuisement du réel et la logique de boucle, le film flirte sans cesse avec le fantastique et lorgne du côté des scénarios de Charlie Kaufman (Dans la peau de John Malkovich ou Adaptation), en racontant l'histoire d'un homme qui perd à la fois son chien et son travail. Mais, plus lumineux que véritablement torturé, le film s'apparente à un feel-good movie arty.
Présenté comme un spin-off de Wrong, le court métrage Wrong Cops se retrouve lui sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, avec Marilyn Manson dans le rôle principal. Le prochain projet du cinéaste, qui l'obsède depuis longtemps, s'intitule Réalité : le pitch évoque les aventures d'une petite fille qui récupère une cassette dans le ventre d’un sanglier...



Des centres d’intérêt multiformes, la création de doubles énigmatiques et un soin amoureux porté à des objets filmiques infiniment libres : voilà comment pourrait se résumer jusqu’ici le parcours de Quentin Dupieux, dont les expérimentations n'ont sans doute pas fini de bercer le cinéma du 21ème siècle.

Emeric Sallon et Damien Leblanc 


Sources et sitographie :


L’Express : “Quentin Dupieux : mon premier choc c'est Massacre à la tronçonneuse", par Julien Bordier, 09/11/2010 :  http://www.lexpress.fr/culture/cinema/quentin-dupieux-mon-premier-choc-c-est-massacre-a-la-tronconneuse_935153.html


Red Road, la voie mystérieuse

Si Red Road s’inscrit par les thèmes abordés et la sobriété de son style dans une certaine tradition du cinéma social anglais, Andrea Arnold signe ici un premier long-métrage intriguant, mélancolique, et enrichi d’intéressantes variations autour du point de vue. A la fois thriller et film social, Red Road captive par le suspense diffus entretenu par la mise en scène et par l’interprétation sobre et juste d’une héroïne aux motivations ambivalentes. Au cœur même de la grisaille urbaine, une poésie paradoxale se développe, qui nous emmène au-delà de la simple chronique sociale.




Red Road : ce titre qui claque comme un slogan,  c’est un nom de rue, qui désigne une réalité bien plus vaste. Mulholland Drive renvoyait chez David Lynch à Hollywood. Ici c’est d’un quartier défavorisé qu’il s’agit, au Nord de Glasgow, où les sacs plastiques virevoltent dans le ciel vide, entre les immenses barres de bétons. On peut aussi y voir la route enchantée et mystérieuse du Magicien d'Oz...(voir la vidéo du débat avec Hendy Bicaise)


Dans la lignée d’un Ken Loach ?


Red Road présente d’abord les signes familiers du film social à l’anglaise, dans la lignée du kitchen sink realism né dans les années 1950-1960 avec pour héros typiques les angry young men. Andrea Arnold, digne héritière du mouvement ? La comparaison avec Ken Loach vient en tout cas tout de suite à l’esprit, quand on connaît les autres films de la cinéaste : quelques court métrages, dont Dog puis Wasp, qui remporte en 2005 l’Oscar du meilleur court métrage, et Fish Tank, son second long métrage, prix du Jury à Cannes en 2008 et sorti en salles la même année.


La jeune héroïne de Dog entretient comme Mia dans Fish Tank une relation conflictuelle avec sa mère. Toutes deux habitent dans une barre d’immeuble, longent les terrains vagues et fréquentent des garçons au premier abord peu recommandables. La rupture survient lorsque son petit ami massacre à coups de pieds le chien qui a eu le malheur d’avaler sa boule de shit…


  

Dans Wasp, une jeune mère de famille célibataire (Natalie Press) néglige sa ribambelle d’enfants pour pouvoir se rendre à une date depuis trop longtemps attendue. Cette fois-ci le danger est dans cette guêpe qui menace de piquer mortellement le nourrisson, laissé à l’abandon, des restes de fast food autour de la bouche.



Fish Tank, c’est l’histoire de Mia (Katis Jarvis), une ado en crise qui se réfugie dans le hip hop et noue une relation troublante avec le nouveau petit ami de sa mère (Michael Fassbender). On retrouve l’univers esquissé dans Dog et développé dans les films qui ont suivi : les barres d’immeuble, le manque d’intimité, la violence des corps et du langage.


Il y a dans Red Road cette dimension sociologique, cette dose de réalisme glauque, qu’on associe si facilement au Royaume-Uni. C’est d’ailleurs Ken Loach qui a donné à Martin Compston (Stevie dans Red Road) le rôle principal de Liam dans Sweet Sixteen (2002), qui est aussi son premier rôle au cinéma.
Sauf que Red Road va plus loin, en combinant différents genres et en prenant ses distances avec la chronique sociale, même si celle-ci sert de toile de fond.




L’œil des caméras de vidéosurveillance


De la science-fiction, ces barres d’immeubles ? Impressionnantes, laides, filmées en contre-plongée, elles dominent Jackie, l’héroïne, opératrice à la CCTV (pour closed-circuit television, le système de vidéosurveillance national). Elles semblent irréelles, surtout vues au travers de son moniteur.



Jackie est une jeune trentenaire  qui vit à l’écart du monde, à l’abri derrière ses écrans de contrôle. Un mur d’écrans, devant elle, comme autant de fenêtres sur le monde qui l’entoure mais auquel elle ne prend pas part –ou si peu. Un joystick lui permet de contrôler les caméras, et du même coup ce qui s’affiche à l’écran : elle zoome, dézoome, fait des travellings, à gauche, à droite… lorsqu’elle suit Clyde, qui passe d’écran en écran, elle construit un montage continu, et devient comme la réalisatrice d’un autre film, d’une texture différente. Elle contrôle ces yeux censés garantir la sécurité, qui envahissent l’espace urbain.



On se croirait chez Orwell, ou effectivement dans un film de science-fiction. Qui est-elle pour posséder ce contrôle, cette vision quasi omnisciente de la vie de ses concitoyens ?
Ce dispositif est cependant bien réel.  Andrea Arnold s’est documentée auprès de la CCTV, et livre à notre jugement, sans faire de constat définitif, le déploiement de ce dispositif de contrôle, comme elle le confie à Danny Leigh du Guardian (2006) : « Yet, for all the Orwellian overtones, her film stresses that the people monitoring us aren’t fascist nitches – they’re underpaid drudges calling ambulances for stabbing victimes. « When I started my research, I was worried, and I’ve certainly heard a lot of unsettling stories about CCTV.  But the people I met watching the screens were the kind of people you see in the film. That was the truth of it, so it was important to reflect that. Nothing’s ever simple is it? » ». Jackie, sans être foncièrement mal intentionnée, use et abuse de son pouvoir. Elle prend des cassettes chez elle, elle se focalise sur Clyde et ne prête pas suffisamment attention au reste. Tout comme le reste de son comportement tout au long du film, ces actions-là caractérisent un personnage profondément ambigu. On peut éprouver de la compassion pour elle, être captivé(e) par son jeu ; mais sa détermination à prendre sa revanche lui fait franchir les limites floues de la légalité et, au-delà, de la moralité.


Si le système permet à Jackie d’épier Clyde, comme les jumelles de James Stewart dans Rear Window d’Hitchcock, et lui donne à voir une partie de sa vie privée (elle le voit rencontrer sa fille, faire l’amour en plein air…), il a ses limites. Jackie finit par délaisser ses écrans pour prolonger elle-même, par sa propre présence physique, le champ des caméras. Comme l’indique Hendy Bicaise dans son article pour Vodkaster (visible ici), Jacky a le choix, comme Jimmy Stewart chez Hitchcock, entre différents mondes, et plongera dans celui du thriller.



Le glissement dans le thriller



Musique angoissante, violence contenue, tension omniprésente… La caméra suit Jackie, de dos, lorsqu’elle prend Clyde en filature. Le suspense est de tous les plans. Un suspense scénaristique, certes (quelles sont les motivations profondes de Jackie ? que lui a fait ce type ?), mais ce n’est pas là où réside la force du film. C’est un suspense plus diffus, qui touche à la mise en scène elle-même. Que va découvrir Jackie au plan (pas) suivant ? Le cadre délimite son univers, et du même coup notre vision de spectateur.
Les rôles s’inversent, la victime devient bourreau. Contre toute attente, c’est Jacky, et non Clyde, le personnage dangereux, violent, qui s’arme et manipule sa victime. Elle est l’intrus de l’univers de Clyde et des barres HLM de Red Road, qui paradoxalement l’attirent.



L’esthétique de la solitude



Red Road est le récit d’un passage, passage à l’acte, passage d’un état (l’observateur passif) à un autre (la femme d’action, l’actrice qui joue un autre personnage et dissimule ses véritables intentions). Le personnage de Jackie vit à l’écart du monde, suite à un accident tragique qui a coûté la vie à sa famille. Elle s’est enfermée dans une solitude sociale, et émotionnelle. Elle s’empresse de fuir la fête de mariage au début du film, refuse de s’ouvrir aux autres, entretient une relation purement sexuelle avec un homme marié.


Cette solitude qui la caractérise, Andrea Arnold en fait l’esthétique de son film. L’architecture effrayante met mal à l’aise, donne un sentiment d’oppression. Jackie est littéralement coupée des autres, souvent elle apparaît dans un plan séparé. Son regard amène le contre-champ (insert de Stevie chuchotant de douces paroles à April, les deux amis de Clyde, tous deux fragiles mais liés par l’affection). Lorsqu’elle partage le cadre avec un autre personnage, elle reste isolée dans un coin ; ou bien, un obstacle se dresse entre eux.




Quand l’image s’embrase



Jackie se met en danger cependant, elle se force à aller vers ces autres, vers ce Clyde qu’elle déteste et qui pourtant l’attire. Dans cet univers froid, les teintes entourant Jackie sont singulièrement chaudes. Son profil, sa silhouette se découpent en contre-jour, sur un fond jaune orangé. Des voyants rouges parsèment l’image ; cette Red Road, c’est comme une alerte rouge donnée à Jackie, et elle s’empresse de s’y rendre, peut-être pour s’y perdre, encore mieux pour se trouver.


Ce feu qui la brûle, cette douleur qui l’empêche de vivre, elle ne peut la soulager qu’en se confrontant au foyer même. Le climax du film, cette scène de sexe brut où affleure le désir de l’interdit, est troublante d’ambiguïté. Le corps anguleux de Jackie est mis à nu, réchauffé un instant par Clyde le bad boy, et on ne pénètre jamais vraiment sa subjectivité. Si on découvre ses intentions plus tard, on ne saura pas ce qu’elle aura véritablement ressenti.


Une poésie triste et subtile se dégage de Red Road, de son personnage écorché vif, de son univers presque surnaturel. Kate Dickie, qui interprète Jackie, est pour beaucoup dans la réussite d’un film qui doit plus à son atmosphère, aux moments de douleur et de grâce qui s’en dégagent, qu’au scénario, dont le dénouement est plus pesant.


On retrouve plus tard dans Fish Tank un climax semblable, aux mêmes teintes jaune orangées, où la silhouette de Katie Jarvis semble se fondre avec celle de Kate Dickie…





La musique, entre fête populaire et conte de fée


La musique joue un rôle essentiel dans les films d’Andrea Arnold –qui a d’ailleurs débuté comme danseuse à la télévision, et pour qui la danse doit être « pure escape » : elle est indissociable du quotidien pas toujours drôle de ses personnages, et leur offre de précieux moments d’évasion.


Il y a les tubes du moment qui passent dans les bars (5, 6, 7, 8 dans Wasp ; Hey Baby de Dirty Dancing) et dans les fêtes (Cha Cha Slide dans Red Road), le reggae relax de Gregory Isaacs (Cool Down the Place) pendant la fête de la mère de Mia dans Fish Tank. La danse est pratiquée en famille, dans Wasp (Zoé exécute la chorégraphie de Steps avec ses filles pour les divertir) ; dans Fish Tank aussi, au moment où Mia s’apprête à quitter sa mère et sa sœur, elles esquissent toutes les trois une chorégraphie synchrone et muette poignante sur Life’s a bitch de Nas. Le hip hop aussi prend une place importante dans la vie des personnages et leur mode de vie. On peut entendre la rappeuse anglaise Lady Sovereign chez Clyde dans Red Road (Ch-Ching, qui ajoute à l’ambiance dérangeante de la soirée), et toute la bande-son hip hop, rap, r’n’b, soul de Fish Tank…(la liste est longue !). En fond transparaissent les classiques de la pop anglaise (Oasis dans Red Road, Robbie Williams dans Wasp)…
Il y a enfin la musique du prince charmant, des moments de grâce, ceux qui sont auréolés de la fameuse lumière dorée. Dans Red Road, Jackie vit un moment d’enchantement dans les bras de Clyde sur la musique envoutante de Scuba Z (The Vanishing American Family). Surtout, Andrea Arnold fait du tube des Mamas and the Papas, California Dreamin’, dans sa version reprise par Bobby Womack (à écouter ici), une pièce maîtresse de Fish Tank, tant sur le plan émotionnel que narratif. C’est la musique préférée du personnage de Michael Fassbender, que celui de Katie Jarvis s’approprie. Elle devient le symbole de l’être aimé, et permet à Mia de s’évader, et peut-être plus tard d’échapper à son quotidien maussade et au poids de son milieu.




Premier film de la trilogie Advance Party, un nouveau Dogme


Red Road est le premier des trois films qui suivent le dogme de l’Advance Party. Initié par Lars von Trier, et non sans rappeler les règles du Dogme 95 qui ont un temps caractérisé le travail du cinéaste danois et de certains de ses confrères (privilégiant l’épure et la sincérité du dispositif), Advance Party décrit quelques règles auxquelles sont soumis trois réalisateurs débutants. Anders Thomas Jensen et Lone Sherfig ont ensemble développé des personnages, qui doivent tous figurer dans chacun des trois films, interprétés par les mêmes acteurs (ce qui ne sera dans les faits pas forcément le cas). L’action doit se situer en Ecosse, et le budget doit rester modeste. Les réalisateurs choisis, outre l’Anglaise Andrea Arnold, sont l’Ecossaise Morag McKinnon, et le Danois Mikkel Norgard. Les sociétés de production Zentropa au Danemark et Sigma Films en Ecosse les accompagnent.


Le casting a été fait en commun, chaque réalisateur ayant la priorité sur le personnage central de son histoire. Les relations entre les personnages, leur histoire personnelle et leur importance peuvent varier d’un film à l’autre. Ainsi, Alfred est le beau-père de Jackie dans Red Road, tandis qu’il devient son père dans Donkeys de Morag McKinnon.


On peut s’amuser à repérer tous les personnages de la liste (détaillée ici) dans Red Road (les brèves descriptions en anglais sont celles du Glasgow Film Office) :


Les personnages principaux :



JACKIE, 34, has lost her only brother, her husband and their child. Habitually, she maintains a relationship with a married man. and she gets just enough intimacy to avoid shutting herself away form the world.





CLYDE, 35, has spent ten of those years behind bars. His circle of friends is still a motley crowd of people, but relentlessly, he sticks to the straight and narrow path.




Les personnages secondaires :



ALFRED, 64, had great dreams and ideas about how his life would turn out when he was young and the world was at his feet. However, various circumstances caused him to never realise a single one of them.
(il est interprété par un acteur différent dans Donkeys)





APRIL, 28, is very shy; she is a newcomer and doesn't really know anybody. Everything she owns fits into two suitcases.
(interprétée par Natalie Press, également le rôle principal dans Wasp)




Les figurants :


  
CRISPIN, 40, owns a shoe store. He has spent a lot of time on his own and he is independent and resolute. His dog is the only one who really knows him.





AVERY, 40, is a very complex human being, who struggles with two extremities of his psyche. Avery stays far away from drugs and alcohol because he knows that his interior contains anger.



TT, 35, is too fat but she is a bonfire of determination, energy and strength. She knows where she wants to go but unfortunately no man seems to want to follow her. TT has no friends.




A ce jour, le deuxième film de la trilogie a été tourné. Donkeys de Morag McKinnon, après une longue période de développement, est montré pour la première fois au Edinburgh International Film Festival de 2010. Il s’agit cette fois d’une tragi-comédie, centrée autour du personnage d’Alfred. On y retrouve également Kate Dickie, Martin Compston et les autres.


Quant au troisième film, il est aujourd’hui en suspens. Le réalisateur, Mikkel Norgard, a jusqu’à présent surtout réalisé des épisodes de séries TV : Klovn (2005-2009), sitcom décalée, qu’il adapte en long-métrage pour le cinéma (sorti en salles en 2010). Il a également réalisé quelques épisodes de la série danoise Borgen, sur une femme Premier ministre, qui rencontre un grand succès au Danemark.
Par certains aspects, la série rappelle curieusement Red Road : l’univers de la télévision et ses écrans multiples, les manipulations de l’information et de l’image, la solitude des personnages…





Pour finir…


Red Road a été très bien accueilli par la critique et en festivals, fait connaître Andrea Arnold et du même coup porté l’attention sur les deux autres films développés selon le même concept. Cependant les règles ne servent que de point de départ aux films, et n’ont que peu à voir avec leur réussite. Donkeys est passé beaucoup plus inaperçu que Red Road, qui plus qu’un film concept permet à Andrea Arnold d’affirmer un style qui lui est propre, et fait d’elle une cinéaste britannique des années 2000 qui compte…



Liens


Interviews de Andrea Arnold :

http://www.reverseshot.com/article/interview_andrea_arnold
http://www.guardian.co.uk/film/2006/oct/18/londonfilmfestival2006.londonfilmfestival1

Sur la vidéosurveillance :

La vidéosurveillance est extrêmement développée au Royaume-Uni, qui est le pays d’Europe le plus surveillé par les caméras. Au départ introduite pour prévenir les attaques de l’IRA, la vidéosurveillance a été fortement déployée à partir des années 1990. C’est un système aujourd’hui souvent critiqué, pour ses atteintes à la protection de la vie privée, mais aussi quant à son efficacité, mise en doute par une étude de Scotland Yard. Un autre risque étant une dérive vers un contrôle social des comportements…
A voir aussi :
The Politics of CCTV in Europe and Beyond - Numéro spécial de la revue Surveillance and Society sur la vidéosurveillance en Europe et ailleurs
http://www.surveillance-and-society.org/cctv.htm


Les vestiges du Dogme :
-Sur Advance Party :
les règles : http://www.glasgowfilm.com/redroad/advance_party.html
-Sur Donkeys, le 2e film :
http://www.reelscotland.com/interview-morag-mckinnon-on-donkeys/
http://www.eyeforfilm.co.uk/reviews.php?film_id=18713
-Sur Borgen et les séries danoises :
Article de Télérama sur Borgen (février 2011) : « Le département fiction de DR a décrété 14 « dogmes » pour organiser et contrôler la production de ses séries et téléfilms, le premier étant l'installation de l'auteur-scénariste au centre du processus de création – comme l'est le showrunner dans les séries américaines – et le respect de sa « vision unique » une fois celle-ci acceptée par la chaîne. Ce qui conduit la production exécutive, en cas de conflit entre un réalisateur et un scénariste, à arbitrer systématiquement en faveur du scénariste. »
http://television.telerama.fr/television/borgen-la-serie-qui-fait-rever-les-danois-et-les-scenaristes-francais,65325.php