Si Red Road s’inscrit par les thèmes abordés et la sobriété de son style dans une certaine tradition du cinéma social anglais, Andrea Arnold signe ici un premier long-métrage intriguant, mélancolique, et enrichi d’intéressantes variations autour du point de vue. A la fois thriller et film social, Red Road captive par le suspense diffus entretenu par la mise en scène et par l’interprétation sobre et juste d’une héroïne aux motivations ambivalentes. Au cœur même de la grisaille urbaine, une poésie paradoxale se développe, qui nous emmène au-delà de la simple chronique sociale.
Red Road : ce titre qui claque comme un slogan, c’est un nom de rue, qui désigne une réalité bien plus vaste. Mulholland Drive renvoyait chez David Lynch à Hollywood. Ici c’est d’un quartier défavorisé qu’il s’agit, au Nord de Glasgow, où les sacs plastiques virevoltent dans le ciel vide, entre les immenses barres de bétons. On peut aussi y voir la route enchantée et mystérieuse du Magicien d'Oz...(voir la vidéo du débat avec Hendy Bicaise)
Dans la lignée d’un Ken Loach ?
Red Road présente d’abord les signes familiers du film social à l’anglaise, dans la lignée du kitchen sink realism né dans les années 1950-1960 avec pour héros typiques les angry young men. Andrea Arnold, digne héritière du mouvement ? La comparaison avec Ken Loach vient en tout cas tout de suite à l’esprit, quand on connaît les autres films de la cinéaste : quelques court métrages, dont Dog puis Wasp, qui remporte en 2005 l’Oscar du meilleur court métrage, et Fish Tank, son second long métrage, prix du Jury à Cannes en 2008 et sorti en salles la même année.
La jeune héroïne de Dog entretient comme Mia dans Fish Tank une relation conflictuelle avec sa mère. Toutes deux habitent dans une barre d’immeuble, longent les terrains vagues et fréquentent des garçons au premier abord peu recommandables. La rupture survient lorsque son petit ami massacre à coups de pieds le chien qui a eu le malheur d’avaler sa boule de shit…
Dans Wasp, une jeune mère de famille célibataire (Natalie Press) néglige sa ribambelle d’enfants pour pouvoir se rendre à une date depuis trop longtemps attendue. Cette fois-ci le danger est dans cette guêpe qui menace de piquer mortellement le nourrisson, laissé à l’abandon, des restes de fast food autour de la bouche.
Fish Tank, c’est l’histoire de Mia (Katis Jarvis), une ado en crise qui se réfugie dans le hip hop et noue une relation troublante avec le nouveau petit ami de sa mère (Michael Fassbender). On retrouve l’univers esquissé dans Dog et développé dans les films qui ont suivi : les barres d’immeuble, le manque d’intimité, la violence des corps et du langage.
Il y a dans Red Road cette dimension sociologique, cette dose de réalisme glauque, qu’on associe si facilement au Royaume-Uni. C’est d’ailleurs Ken Loach qui a donné à Martin Compston (Stevie dans Red Road) le rôle principal de Liam dans Sweet Sixteen (2002), qui est aussi son premier rôle au cinéma.
Sauf que Red Road va plus loin, en combinant différents genres et en prenant ses distances avec la chronique sociale, même si celle-ci sert de toile de fond.
L’œil des caméras de vidéosurveillance
De la science-fiction, ces barres d’immeubles ? Impressionnantes, laides, filmées en contre-plongée, elles dominent Jackie, l’héroïne, opératrice à la CCTV (pour closed-circuit television, le système de vidéosurveillance national). Elles semblent irréelles, surtout vues au travers de son moniteur.
Jackie est une jeune trentenaire qui vit à l’écart du monde, à l’abri derrière ses écrans de contrôle. Un mur d’écrans, devant elle, comme autant de fenêtres sur le monde qui l’entoure mais auquel elle ne prend pas part –ou si peu. Un joystick lui permet de contrôler les caméras, et du même coup ce qui s’affiche à l’écran : elle zoome, dézoome, fait des travellings, à gauche, à droite… lorsqu’elle suit Clyde, qui passe d’écran en écran, elle construit un montage continu, et devient comme la réalisatrice d’un autre film, d’une texture différente. Elle contrôle ces yeux censés garantir la sécurité, qui envahissent l’espace urbain.
On se croirait chez Orwell, ou effectivement dans un film de science-fiction. Qui est-elle pour posséder ce contrôle, cette vision quasi omnisciente de la vie de ses concitoyens ?
Ce dispositif est cependant bien réel. Andrea Arnold s’est documentée auprès de la CCTV, et livre à notre jugement, sans faire de constat définitif, le déploiement de ce dispositif de contrôle, comme elle le confie à Danny Leigh du Guardian (2006) : « Yet, for all the Orwellian overtones, her film stresses that the people monitoring us aren’t fascist nitches – they’re underpaid drudges calling ambulances for stabbing victimes. « When I started my research, I was worried, and I’ve certainly heard a lot of unsettling stories about CCTV. But the people I met watching the screens were the kind of people you see in the film. That was the truth of it, so it was important to reflect that. Nothing’s ever simple is it? » ». Jackie, sans être foncièrement mal intentionnée, use et abuse de son pouvoir. Elle prend des cassettes chez elle, elle se focalise sur Clyde et ne prête pas suffisamment attention au reste. Tout comme le reste de son comportement tout au long du film, ces actions-là caractérisent un personnage profondément ambigu. On peut éprouver de la compassion pour elle, être captivé(e) par son jeu ; mais sa détermination à prendre sa revanche lui fait franchir les limites floues de la légalité et, au-delà, de la moralité.
Si le système permet à Jackie d’épier Clyde, comme les jumelles de James Stewart dans Rear Window d’Hitchcock, et lui donne à voir une partie de sa vie privée (elle le voit rencontrer sa fille, faire l’amour en plein air…), il a ses limites. Jackie finit par délaisser ses écrans pour prolonger elle-même, par sa propre présence physique, le champ des caméras. Comme l’indique Hendy Bicaise dans son article pour Vodkaster (visible ici), Jacky a le choix, comme Jimmy Stewart chez Hitchcock, entre différents mondes, et plongera dans celui du thriller.
Le glissement dans le thriller
Musique angoissante, violence contenue, tension omniprésente… La caméra suit Jackie, de dos, lorsqu’elle prend Clyde en filature. Le suspense est de tous les plans. Un suspense scénaristique, certes (quelles sont les motivations profondes de Jackie ? que lui a fait ce type ?), mais ce n’est pas là où réside la force du film. C’est un suspense plus diffus, qui touche à la mise en scène elle-même. Que va découvrir Jackie au plan (pas) suivant ? Le cadre délimite son univers, et du même coup notre vision de spectateur.
Les rôles s’inversent, la victime devient bourreau. Contre toute attente, c’est Jacky, et non Clyde, le personnage dangereux, violent, qui s’arme et manipule sa victime. Elle est l’intrus de l’univers de Clyde et des barres HLM de Red Road, qui paradoxalement l’attirent.
L’esthétique de la solitude
Red Road est le récit d’un passage, passage à l’acte, passage d’un état (l’observateur passif) à un autre (la femme d’action, l’actrice qui joue un autre personnage et dissimule ses véritables intentions). Le personnage de Jackie vit à l’écart du monde, suite à un accident tragique qui a coûté la vie à sa famille. Elle s’est enfermée dans une solitude sociale, et émotionnelle. Elle s’empresse de fuir la fête de mariage au début du film, refuse de s’ouvrir aux autres, entretient une relation purement sexuelle avec un homme marié.
Cette solitude qui la caractérise, Andrea Arnold en fait l’esthétique de son film. L’architecture effrayante met mal à l’aise, donne un sentiment d’oppression. Jackie est littéralement coupée des autres, souvent elle apparaît dans un plan séparé. Son regard amène le contre-champ (insert de Stevie chuchotant de douces paroles à April, les deux amis de Clyde, tous deux fragiles mais liés par l’affection). Lorsqu’elle partage le cadre avec un autre personnage, elle reste isolée dans un coin ; ou bien, un obstacle se dresse entre eux.
Quand l’image s’embrase
Jackie se met en danger cependant, elle se force à aller vers ces autres, vers ce Clyde qu’elle déteste et qui pourtant l’attire. Dans cet univers froid, les teintes entourant Jackie sont singulièrement chaudes. Son profil, sa silhouette se découpent en contre-jour, sur un fond jaune orangé. Des voyants rouges parsèment l’image ; cette Red Road, c’est comme une alerte rouge donnée à Jackie, et elle s’empresse de s’y rendre, peut-être pour s’y perdre, encore mieux pour se trouver.
Ce feu qui la brûle, cette douleur qui l’empêche de vivre, elle ne peut la soulager qu’en se confrontant au foyer même. Le climax du film, cette scène de sexe brut où affleure le désir de l’interdit, est troublante d’ambiguïté. Le corps anguleux de Jackie est mis à nu, réchauffé un instant par Clyde le bad boy, et on ne pénètre jamais vraiment sa subjectivité. Si on découvre ses intentions plus tard, on ne saura pas ce qu’elle aura véritablement ressenti.
Une poésie triste et subtile se dégage de Red Road, de son personnage écorché vif, de son univers presque surnaturel. Kate Dickie, qui interprète Jackie, est pour beaucoup dans la réussite d’un film qui doit plus à son atmosphère, aux moments de douleur et de grâce qui s’en dégagent, qu’au scénario, dont le dénouement est plus pesant.
On retrouve plus tard dans Fish Tank un climax semblable, aux mêmes teintes jaune orangées, où la silhouette de Katie Jarvis semble se fondre avec celle de Kate Dickie…
La musique, entre fête populaire et conte de fée
La musique joue un rôle essentiel dans les films d’Andrea Arnold –qui a d’ailleurs débuté comme danseuse à la télévision, et pour qui la danse doit être « pure escape » : elle est indissociable du quotidien pas toujours drôle de ses personnages, et leur offre de précieux moments d’évasion.
Il y a les tubes du moment qui passent dans les bars (5, 6, 7, 8 dans Wasp ; Hey Baby de Dirty Dancing) et dans les fêtes (Cha Cha Slide dans Red Road), le reggae relax de Gregory Isaacs (Cool Down the Place) pendant la fête de la mère de Mia dans Fish Tank. La danse est pratiquée en famille, dans Wasp (Zoé exécute la chorégraphie de Steps avec ses filles pour les divertir) ; dans Fish Tank aussi, au moment où Mia s’apprête à quitter sa mère et sa sœur, elles esquissent toutes les trois une chorégraphie synchrone et muette poignante sur Life’s a bitch de Nas. Le hip hop aussi prend une place importante dans la vie des personnages et leur mode de vie. On peut entendre la rappeuse anglaise Lady Sovereign chez Clyde dans Red Road (Ch-Ching, qui ajoute à l’ambiance dérangeante de la soirée), et toute la bande-son hip hop, rap, r’n’b, soul de Fish Tank…(la liste est longue !). En fond transparaissent les classiques de la pop anglaise (Oasis dans Red Road, Robbie Williams dans Wasp)…
Il y a enfin la musique du prince charmant, des moments de grâce, ceux qui sont auréolés de la fameuse lumière dorée. Dans Red Road, Jackie vit un moment d’enchantement dans les bras de Clyde sur la musique envoutante de Scuba Z (The Vanishing American Family). Surtout, Andrea Arnold fait du tube des Mamas and the Papas, California Dreamin’, dans sa version reprise par Bobby Womack (à écouter ici), une pièce maîtresse de Fish Tank, tant sur le plan émotionnel que narratif. C’est la musique préférée du personnage de Michael Fassbender, que celui de Katie Jarvis s’approprie. Elle devient le symbole de l’être aimé, et permet à Mia de s’évader, et peut-être plus tard d’échapper à son quotidien maussade et au poids de son milieu.
Premier film de la trilogie Advance Party, un nouveau Dogme
Red Road est le premier des trois films qui suivent le dogme de l’Advance Party. Initié par Lars von Trier, et non sans rappeler les règles du Dogme 95 qui ont un temps caractérisé le travail du cinéaste danois et de certains de ses confrères (privilégiant l’épure et la sincérité du dispositif), Advance Party décrit quelques règles auxquelles sont soumis trois réalisateurs débutants. Anders Thomas Jensen et Lone Sherfig ont ensemble développé des personnages, qui doivent tous figurer dans chacun des trois films, interprétés par les mêmes acteurs (ce qui ne sera dans les faits pas forcément le cas). L’action doit se situer en Ecosse, et le budget doit rester modeste. Les réalisateurs choisis, outre l’Anglaise Andrea Arnold, sont l’Ecossaise Morag McKinnon, et le Danois Mikkel Norgard. Les sociétés de production Zentropa au Danemark et Sigma Films en Ecosse les accompagnent.
Le casting a été fait en commun, chaque réalisateur ayant la priorité sur le personnage central de son histoire. Les relations entre les personnages, leur histoire personnelle et leur importance peuvent varier d’un film à l’autre. Ainsi, Alfred est le beau-père de Jackie dans Red Road, tandis qu’il devient son père dans Donkeys de Morag McKinnon.
On peut s’amuser à repérer tous les personnages de la liste (détaillée ici) dans Red Road (les brèves descriptions en anglais sont celles du Glasgow Film Office) :
Les personnages principaux :
JACKIE, 34, has lost her only brother, her husband and their child. Habitually, she maintains a relationship with a married man. and she gets just enough intimacy to avoid shutting herself away form the world.
CLYDE, 35, has spent ten of those years behind bars. His circle of friends is still a motley crowd of people, but relentlessly, he sticks to the straight and narrow path.
Les personnages secondaires :
ALFRED, 64, had great dreams and ideas about how his life would turn out when he was young and the world was at his feet. However, various circumstances caused him to never realise a single one of them.
(il est interprété par un acteur différent dans Donkeys)
APRIL, 28, is very shy; she is a newcomer and doesn't really know anybody. Everything she owns fits into two suitcases.
(interprétée par Natalie Press, également le rôle principal dans Wasp)
Les figurants :
CRISPIN, 40, owns a shoe store. He has spent a lot of time on his own and he is independent and resolute. His dog is the only one who really knows him.
AVERY, 40, is a very complex human being, who struggles with two extremities of his psyche. Avery stays far away from drugs and alcohol because he knows that his interior contains anger.
TT, 35, is too fat but she is a bonfire of determination, energy and strength. She knows where she wants to go but unfortunately no man seems to want to follow her. TT has no friends.
A ce jour, le deuxième film de la trilogie a été tourné. Donkeys de Morag McKinnon, après une longue période de développement, est montré pour la première fois au Edinburgh International Film Festival de 2010. Il s’agit cette fois d’une tragi-comédie, centrée autour du personnage d’Alfred. On y retrouve également Kate Dickie, Martin Compston et les autres.
Quant au troisième film, il est aujourd’hui en suspens. Le réalisateur, Mikkel Norgard, a jusqu’à présent surtout réalisé des épisodes de séries TV : Klovn (2005-2009), sitcom décalée, qu’il adapte en long-métrage pour le cinéma (sorti en salles en 2010). Il a également réalisé quelques épisodes de la série danoise Borgen, sur une femme Premier ministre, qui rencontre un grand succès au Danemark.
Par certains aspects, la série rappelle curieusement Red Road : l’univers de la télévision et ses écrans multiples, les manipulations de l’information et de l’image, la solitude des personnages…
Pour finir…
Red Road a été très bien accueilli par la critique et en festivals, fait connaître Andrea Arnold et du même coup porté l’attention sur les deux autres films développés selon le même concept. Cependant les règles ne servent que de point de départ aux films, et n’ont que peu à voir avec leur réussite. Donkeys est passé beaucoup plus inaperçu que Red Road, qui plus qu’un film concept permet à Andrea Arnold d’affirmer un style qui lui est propre, et fait d’elle une cinéaste britannique des années 2000 qui compte…
Liens
Interviews de Andrea Arnold :
http://www.reverseshot.com/article/interview_andrea_arnold
http://www.guardian.co.uk/film/2006/oct/18/londonfilmfestival2006.londonfilmfestival1
Sur la vidéosurveillance :
La vidéosurveillance est extrêmement développée au Royaume-Uni, qui est le pays d’Europe le plus surveillé par les caméras. Au départ introduite pour prévenir les attaques de l’IRA, la vidéosurveillance a été fortement déployée à partir des années 1990. C’est un système aujourd’hui souvent critiqué, pour ses atteintes à la protection de la vie privée, mais aussi quant à son efficacité, mise en doute par une étude de Scotland Yard. Un autre risque étant une dérive vers un contrôle social des comportements…
A voir aussi :
The Politics of CCTV in Europe and Beyond - Numéro spécial de la revue Surveillance and Society sur la vidéosurveillance en Europe et ailleurs
http://www.surveillance-and-society.org/cctv.htm
Les vestiges du Dogme :
-Sur Advance Party :
les règles : http://www.glasgowfilm.com/redroad/advance_party.html
http://www.reelscotland.com/interview-morag-mckinnon-on-donkeys/
http://www.eyeforfilm.co.uk/reviews.php?film_id=18713
-Sur Borgen et les séries danoises :
Article de Télérama sur Borgen (février 2011) : « Le département fiction de DR a décrété 14 « dogmes » pour organiser et contrôler la production de ses séries et téléfilms, le premier étant l'installation de l'auteur-scénariste au centre du processus de création – comme l'est le showrunner dans les séries américaines – et le respect de sa « vision unique » une fois celle-ci acceptée par la chaîne. Ce qui conduit la production exécutive, en cas de conflit entre un réalisateur et un scénariste, à arbitrer systématiquement en faveur du scénariste. »
http://television.telerama.fr/television/borgen-la-serie-qui-fait-rever-les-danois-et-les-scenaristes-francais,65325.php
Red Road : ce titre qui claque comme un slogan, c’est un nom de rue, qui désigne une réalité bien plus vaste. Mulholland Drive renvoyait chez David Lynch à Hollywood. Ici c’est d’un quartier défavorisé qu’il s’agit, au Nord de Glasgow, où les sacs plastiques virevoltent dans le ciel vide, entre les immenses barres de bétons. On peut aussi y voir la route enchantée et mystérieuse du Magicien d'Oz...(voir la vidéo du débat avec Hendy Bicaise)
Dans la lignée d’un Ken Loach ?
Red Road présente d’abord les signes familiers du film social à l’anglaise, dans la lignée du kitchen sink realism né dans les années 1950-1960 avec pour héros typiques les angry young men. Andrea Arnold, digne héritière du mouvement ? La comparaison avec Ken Loach vient en tout cas tout de suite à l’esprit, quand on connaît les autres films de la cinéaste : quelques court métrages, dont Dog puis Wasp, qui remporte en 2005 l’Oscar du meilleur court métrage, et Fish Tank, son second long métrage, prix du Jury à Cannes en 2008 et sorti en salles la même année.
La jeune héroïne de Dog entretient comme Mia dans Fish Tank une relation conflictuelle avec sa mère. Toutes deux habitent dans une barre d’immeuble, longent les terrains vagues et fréquentent des garçons au premier abord peu recommandables. La rupture survient lorsque son petit ami massacre à coups de pieds le chien qui a eu le malheur d’avaler sa boule de shit…
Dans Wasp, une jeune mère de famille célibataire (Natalie Press) néglige sa ribambelle d’enfants pour pouvoir se rendre à une date depuis trop longtemps attendue. Cette fois-ci le danger est dans cette guêpe qui menace de piquer mortellement le nourrisson, laissé à l’abandon, des restes de fast food autour de la bouche.
Fish Tank, c’est l’histoire de Mia (Katis Jarvis), une ado en crise qui se réfugie dans le hip hop et noue une relation troublante avec le nouveau petit ami de sa mère (Michael Fassbender). On retrouve l’univers esquissé dans Dog et développé dans les films qui ont suivi : les barres d’immeuble, le manque d’intimité, la violence des corps et du langage.
Il y a dans Red Road cette dimension sociologique, cette dose de réalisme glauque, qu’on associe si facilement au Royaume-Uni. C’est d’ailleurs Ken Loach qui a donné à Martin Compston (Stevie dans Red Road) le rôle principal de Liam dans Sweet Sixteen (2002), qui est aussi son premier rôle au cinéma.
Sauf que Red Road va plus loin, en combinant différents genres et en prenant ses distances avec la chronique sociale, même si celle-ci sert de toile de fond.
L’œil des caméras de vidéosurveillance
De la science-fiction, ces barres d’immeubles ? Impressionnantes, laides, filmées en contre-plongée, elles dominent Jackie, l’héroïne, opératrice à la CCTV (pour closed-circuit television, le système de vidéosurveillance national). Elles semblent irréelles, surtout vues au travers de son moniteur.
Jackie est une jeune trentenaire qui vit à l’écart du monde, à l’abri derrière ses écrans de contrôle. Un mur d’écrans, devant elle, comme autant de fenêtres sur le monde qui l’entoure mais auquel elle ne prend pas part –ou si peu. Un joystick lui permet de contrôler les caméras, et du même coup ce qui s’affiche à l’écran : elle zoome, dézoome, fait des travellings, à gauche, à droite… lorsqu’elle suit Clyde, qui passe d’écran en écran, elle construit un montage continu, et devient comme la réalisatrice d’un autre film, d’une texture différente. Elle contrôle ces yeux censés garantir la sécurité, qui envahissent l’espace urbain.
On se croirait chez Orwell, ou effectivement dans un film de science-fiction. Qui est-elle pour posséder ce contrôle, cette vision quasi omnisciente de la vie de ses concitoyens ?
Ce dispositif est cependant bien réel. Andrea Arnold s’est documentée auprès de la CCTV, et livre à notre jugement, sans faire de constat définitif, le déploiement de ce dispositif de contrôle, comme elle le confie à Danny Leigh du Guardian (2006) : « Yet, for all the Orwellian overtones, her film stresses that the people monitoring us aren’t fascist nitches – they’re underpaid drudges calling ambulances for stabbing victimes. « When I started my research, I was worried, and I’ve certainly heard a lot of unsettling stories about CCTV. But the people I met watching the screens were the kind of people you see in the film. That was the truth of it, so it was important to reflect that. Nothing’s ever simple is it? » ». Jackie, sans être foncièrement mal intentionnée, use et abuse de son pouvoir. Elle prend des cassettes chez elle, elle se focalise sur Clyde et ne prête pas suffisamment attention au reste. Tout comme le reste de son comportement tout au long du film, ces actions-là caractérisent un personnage profondément ambigu. On peut éprouver de la compassion pour elle, être captivé(e) par son jeu ; mais sa détermination à prendre sa revanche lui fait franchir les limites floues de la légalité et, au-delà, de la moralité.
Si le système permet à Jackie d’épier Clyde, comme les jumelles de James Stewart dans Rear Window d’Hitchcock, et lui donne à voir une partie de sa vie privée (elle le voit rencontrer sa fille, faire l’amour en plein air…), il a ses limites. Jackie finit par délaisser ses écrans pour prolonger elle-même, par sa propre présence physique, le champ des caméras. Comme l’indique Hendy Bicaise dans son article pour Vodkaster (visible ici), Jacky a le choix, comme Jimmy Stewart chez Hitchcock, entre différents mondes, et plongera dans celui du thriller.
Le glissement dans le thriller
Musique angoissante, violence contenue, tension omniprésente… La caméra suit Jackie, de dos, lorsqu’elle prend Clyde en filature. Le suspense est de tous les plans. Un suspense scénaristique, certes (quelles sont les motivations profondes de Jackie ? que lui a fait ce type ?), mais ce n’est pas là où réside la force du film. C’est un suspense plus diffus, qui touche à la mise en scène elle-même. Que va découvrir Jackie au plan (pas) suivant ? Le cadre délimite son univers, et du même coup notre vision de spectateur.
Les rôles s’inversent, la victime devient bourreau. Contre toute attente, c’est Jacky, et non Clyde, le personnage dangereux, violent, qui s’arme et manipule sa victime. Elle est l’intrus de l’univers de Clyde et des barres HLM de Red Road, qui paradoxalement l’attirent.
L’esthétique de la solitude
Red Road est le récit d’un passage, passage à l’acte, passage d’un état (l’observateur passif) à un autre (la femme d’action, l’actrice qui joue un autre personnage et dissimule ses véritables intentions). Le personnage de Jackie vit à l’écart du monde, suite à un accident tragique qui a coûté la vie à sa famille. Elle s’est enfermée dans une solitude sociale, et émotionnelle. Elle s’empresse de fuir la fête de mariage au début du film, refuse de s’ouvrir aux autres, entretient une relation purement sexuelle avec un homme marié.
Cette solitude qui la caractérise, Andrea Arnold en fait l’esthétique de son film. L’architecture effrayante met mal à l’aise, donne un sentiment d’oppression. Jackie est littéralement coupée des autres, souvent elle apparaît dans un plan séparé. Son regard amène le contre-champ (insert de Stevie chuchotant de douces paroles à April, les deux amis de Clyde, tous deux fragiles mais liés par l’affection). Lorsqu’elle partage le cadre avec un autre personnage, elle reste isolée dans un coin ; ou bien, un obstacle se dresse entre eux.
Quand l’image s’embrase
Jackie se met en danger cependant, elle se force à aller vers ces autres, vers ce Clyde qu’elle déteste et qui pourtant l’attire. Dans cet univers froid, les teintes entourant Jackie sont singulièrement chaudes. Son profil, sa silhouette se découpent en contre-jour, sur un fond jaune orangé. Des voyants rouges parsèment l’image ; cette Red Road, c’est comme une alerte rouge donnée à Jackie, et elle s’empresse de s’y rendre, peut-être pour s’y perdre, encore mieux pour se trouver.
Ce feu qui la brûle, cette douleur qui l’empêche de vivre, elle ne peut la soulager qu’en se confrontant au foyer même. Le climax du film, cette scène de sexe brut où affleure le désir de l’interdit, est troublante d’ambiguïté. Le corps anguleux de Jackie est mis à nu, réchauffé un instant par Clyde le bad boy, et on ne pénètre jamais vraiment sa subjectivité. Si on découvre ses intentions plus tard, on ne saura pas ce qu’elle aura véritablement ressenti.
Une poésie triste et subtile se dégage de Red Road, de son personnage écorché vif, de son univers presque surnaturel. Kate Dickie, qui interprète Jackie, est pour beaucoup dans la réussite d’un film qui doit plus à son atmosphère, aux moments de douleur et de grâce qui s’en dégagent, qu’au scénario, dont le dénouement est plus pesant.
On retrouve plus tard dans Fish Tank un climax semblable, aux mêmes teintes jaune orangées, où la silhouette de Katie Jarvis semble se fondre avec celle de Kate Dickie…
La musique, entre fête populaire et conte de fée
La musique joue un rôle essentiel dans les films d’Andrea Arnold –qui a d’ailleurs débuté comme danseuse à la télévision, et pour qui la danse doit être « pure escape » : elle est indissociable du quotidien pas toujours drôle de ses personnages, et leur offre de précieux moments d’évasion.
Il y a les tubes du moment qui passent dans les bars (5, 6, 7, 8 dans Wasp ; Hey Baby de Dirty Dancing) et dans les fêtes (Cha Cha Slide dans Red Road), le reggae relax de Gregory Isaacs (Cool Down the Place) pendant la fête de la mère de Mia dans Fish Tank. La danse est pratiquée en famille, dans Wasp (Zoé exécute la chorégraphie de Steps avec ses filles pour les divertir) ; dans Fish Tank aussi, au moment où Mia s’apprête à quitter sa mère et sa sœur, elles esquissent toutes les trois une chorégraphie synchrone et muette poignante sur Life’s a bitch de Nas. Le hip hop aussi prend une place importante dans la vie des personnages et leur mode de vie. On peut entendre la rappeuse anglaise Lady Sovereign chez Clyde dans Red Road (Ch-Ching, qui ajoute à l’ambiance dérangeante de la soirée), et toute la bande-son hip hop, rap, r’n’b, soul de Fish Tank…(la liste est longue !). En fond transparaissent les classiques de la pop anglaise (Oasis dans Red Road, Robbie Williams dans Wasp)…
Il y a enfin la musique du prince charmant, des moments de grâce, ceux qui sont auréolés de la fameuse lumière dorée. Dans Red Road, Jackie vit un moment d’enchantement dans les bras de Clyde sur la musique envoutante de Scuba Z (The Vanishing American Family). Surtout, Andrea Arnold fait du tube des Mamas and the Papas, California Dreamin’, dans sa version reprise par Bobby Womack (à écouter ici), une pièce maîtresse de Fish Tank, tant sur le plan émotionnel que narratif. C’est la musique préférée du personnage de Michael Fassbender, que celui de Katie Jarvis s’approprie. Elle devient le symbole de l’être aimé, et permet à Mia de s’évader, et peut-être plus tard d’échapper à son quotidien maussade et au poids de son milieu.
Premier film de la trilogie Advance Party, un nouveau Dogme
Red Road est le premier des trois films qui suivent le dogme de l’Advance Party. Initié par Lars von Trier, et non sans rappeler les règles du Dogme 95 qui ont un temps caractérisé le travail du cinéaste danois et de certains de ses confrères (privilégiant l’épure et la sincérité du dispositif), Advance Party décrit quelques règles auxquelles sont soumis trois réalisateurs débutants. Anders Thomas Jensen et Lone Sherfig ont ensemble développé des personnages, qui doivent tous figurer dans chacun des trois films, interprétés par les mêmes acteurs (ce qui ne sera dans les faits pas forcément le cas). L’action doit se situer en Ecosse, et le budget doit rester modeste. Les réalisateurs choisis, outre l’Anglaise Andrea Arnold, sont l’Ecossaise Morag McKinnon, et le Danois Mikkel Norgard. Les sociétés de production Zentropa au Danemark et Sigma Films en Ecosse les accompagnent.
Le casting a été fait en commun, chaque réalisateur ayant la priorité sur le personnage central de son histoire. Les relations entre les personnages, leur histoire personnelle et leur importance peuvent varier d’un film à l’autre. Ainsi, Alfred est le beau-père de Jackie dans Red Road, tandis qu’il devient son père dans Donkeys de Morag McKinnon.
On peut s’amuser à repérer tous les personnages de la liste (détaillée ici) dans Red Road (les brèves descriptions en anglais sont celles du Glasgow Film Office) :
Les personnages principaux :
JACKIE, 34, has lost her only brother, her husband and their child. Habitually, she maintains a relationship with a married man. and she gets just enough intimacy to avoid shutting herself away form the world.
CLYDE, 35, has spent ten of those years behind bars. His circle of friends is still a motley crowd of people, but relentlessly, he sticks to the straight and narrow path.
Les personnages secondaires :
ALFRED, 64, had great dreams and ideas about how his life would turn out when he was young and the world was at his feet. However, various circumstances caused him to never realise a single one of them.
(il est interprété par un acteur différent dans Donkeys)
APRIL, 28, is very shy; she is a newcomer and doesn't really know anybody. Everything she owns fits into two suitcases.
(interprétée par Natalie Press, également le rôle principal dans Wasp)
Les figurants :
AVERY, 40, is a very complex human being, who struggles with two extremities of his psyche. Avery stays far away from drugs and alcohol because he knows that his interior contains anger.
TT, 35, is too fat but she is a bonfire of determination, energy and strength. She knows where she wants to go but unfortunately no man seems to want to follow her. TT has no friends.
A ce jour, le deuxième film de la trilogie a été tourné. Donkeys de Morag McKinnon, après une longue période de développement, est montré pour la première fois au Edinburgh International Film Festival de 2010. Il s’agit cette fois d’une tragi-comédie, centrée autour du personnage d’Alfred. On y retrouve également Kate Dickie, Martin Compston et les autres.
Quant au troisième film, il est aujourd’hui en suspens. Le réalisateur, Mikkel Norgard, a jusqu’à présent surtout réalisé des épisodes de séries TV : Klovn (2005-2009), sitcom décalée, qu’il adapte en long-métrage pour le cinéma (sorti en salles en 2010). Il a également réalisé quelques épisodes de la série danoise Borgen, sur une femme Premier ministre, qui rencontre un grand succès au Danemark.
Par certains aspects, la série rappelle curieusement Red Road : l’univers de la télévision et ses écrans multiples, les manipulations de l’information et de l’image, la solitude des personnages…
Pour finir…
Red Road a été très bien accueilli par la critique et en festivals, fait connaître Andrea Arnold et du même coup porté l’attention sur les deux autres films développés selon le même concept. Cependant les règles ne servent que de point de départ aux films, et n’ont que peu à voir avec leur réussite. Donkeys est passé beaucoup plus inaperçu que Red Road, qui plus qu’un film concept permet à Andrea Arnold d’affirmer un style qui lui est propre, et fait d’elle une cinéaste britannique des années 2000 qui compte…
Liens
Interviews de Andrea Arnold :
http://www.reverseshot.com/article/interview_andrea_arnold
http://www.guardian.co.uk/film/2006/oct/18/londonfilmfestival2006.londonfilmfestival1
Sur la vidéosurveillance :
La vidéosurveillance est extrêmement développée au Royaume-Uni, qui est le pays d’Europe le plus surveillé par les caméras. Au départ introduite pour prévenir les attaques de l’IRA, la vidéosurveillance a été fortement déployée à partir des années 1990. C’est un système aujourd’hui souvent critiqué, pour ses atteintes à la protection de la vie privée, mais aussi quant à son efficacité, mise en doute par une étude de Scotland Yard. Un autre risque étant une dérive vers un contrôle social des comportements…
A voir aussi :
The Politics of CCTV in Europe and Beyond - Numéro spécial de la revue Surveillance and Society sur la vidéosurveillance en Europe et ailleurs
http://www.surveillance-and-society.org/cctv.htm
Les vestiges du Dogme :
-Sur Advance Party :
les règles : http://www.glasgowfilm.com/redroad/advance_party.html
la collaboration entre les réalisateurs : http://www.indiewire.com/article/world_cinema_when_the_partys_over_red_road_launches_advance_party_but_other#
-Sur Donkeys, le 2e film :http://www.reelscotland.com/interview-morag-mckinnon-on-donkeys/
http://www.eyeforfilm.co.uk/reviews.php?film_id=18713
-Sur Borgen et les séries danoises :
Article de Télérama sur Borgen (février 2011) : « Le département fiction de DR a décrété 14 « dogmes » pour organiser et contrôler la production de ses séries et téléfilms, le premier étant l'installation de l'auteur-scénariste au centre du processus de création – comme l'est le showrunner dans les séries américaines – et le respect de sa « vision unique » une fois celle-ci acceptée par la chaîne. Ce qui conduit la production exécutive, en cas de conflit entre un réalisateur et un scénariste, à arbitrer systématiquement en faveur du scénariste. »
http://television.telerama.fr/television/borgen-la-serie-qui-fait-rever-les-danois-et-les-scenaristes-francais,65325.php
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