12h08 à l’Est de Bucarest
Lorsque 12h08 à l’Est de Bucarest sort en salles en janvier 2007, le cinéma roumain est en pleine ébullition. Un nouveau venu entre en scène, Corneliu Porumboiu, avec ce premier film qui fut sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs 2006. Le film convainc Cannes et repart avec la Caméra d’Or. Une année plus tard, un autre Roumain emportera la Palme d’Or, Cristian Mungiu pour 4 mois, 3 semaines et 2 jours, confirmant la fulgurante vitalité de la cinématographie nationale. Loin des clichés sur le cinéma roumain, 12h08 à l’Est de Bucarest réussit à créer une comédie politique et sociale à la fois légère et profonde.
Une temporalité à part :
12h08 s’ouvre et se ponctue sur de paisibles plans de ville alors que les lumières s’éteignent puis se rallument. Plongé dans cette ambiance bleutée sur fond de décors de Noël, le film se trouve ainsi encadré dans le délai d’une journée, aussi banale qu'exceptionnelle. Porumboiu joue immédiatement avec cette temporalité particulière, faite d’allongements et de fulgurances, tel un travail sur la relativité du temps où les évènements ne seraient pas tous équivalents. Cette temporalité (que l’on retrouvera dans Policier, Adjectif) permet d’esquisser des bribes de vie quotidienne, la moitié du film condensant la plus grande partie de la journée tandis que la seconde partie se focalise sur le débat télévisé qui oppose les protagonistes afin de déterminer s’ils se trouvaient ou non sur la Place Centrale lors de la révolution, 16 années plus tôt. Ces éléments s’agencent parfaitement avec la mise en scène. Les cadres fixes, les plans souvent assez longs laissent se distiller une atmosphère hors norme d’où émanent autant une nostalgie amère qu'un humour caustique. A l’inverse, alors que la narration se pose pour aborder le débat télévisé, l’objectif (correspondant à la caméra du studio télé) devient plus instable, plus frénétique, incapable de rester serein, comme si la fugacité du temps se confrontait à la grande Histoire. L’une des dernières séquences du débat conjugue à ce titre humour et sinistrose lorsque les trois invités se retrouvent face caméra sans n’avoir plus rien à dire durant un temps, concluant sur un "Joyeux Noël" embarrassé. C’est ce temps insaisissable après lequel court chacun des personnages, le temps passé, le temps présent et le temps de l’avenir une fois effectuée la réconciliation avec le passé.
Le temps de la fête
En choisissant d’établir la scène en pleine fête de Noël, Porumboiu se permet de jouer avec deux dimensions de cette période. D’un côté, le festif pas toujours maîtrisable et l’envie d’être joyeux pour célébrer ce qui correspond à une renaissance viennent animer la grisaille du décor. Il s’agit autant d’un brouhaha parfois futile pour éviter de se retrouver face au silence et au vide des existences, que d’une manière de laisser exploser un peu de l’énergie perdue depuis la révolution. De l’autre côté, le Père Noël auxquels s’accrochent sans trop de véhémence les habitants (voire la scène où une mère demande à un ami de se déguiser en Père Noël avec son enfant à côté, sans se soucier d’ôter le merveilleux du bonhomme en rouge), comme une vieille croyance que l’on aimerait conserver sans vraiment être convaincu. Le temps de la fête n’est donc qu’en demi-teinte dans cette ville roumaine assommée, comme un lendemain de cuite, comme s’il fallait se réveiller de la folie de la révolution, 16 ans plus tard… La fête n’est plus vraiment là et les êtres doivent composer avec une réalité plus blafarde.
Errance et gueule de bois
Dans cette réalité froide, chacun se meut pour exister sans parvenir à totalement rester en vie. La société évolue, de nouvelles têtes débarquent, comme ce Chinois venu après la révolution, mais les maux restent. C’est en partie ce que montre la première tranche du film, des hommes et des femmes pris dans un quotidien, des préparatifs de célébration sans savoir où ils vont. Les séquences s’accumulent, se suivent comme autant de possibles existences que traversent Manescu et Virgile. Les personnages sont en errance, à la dérive. Manescu s’accroche au souvenir de la révolution alors qu’il n’est pas capable de se rappeler ce qu’il a fait la veille, buvant à perdre la notion du temps et sa raison, devant reconstituer son propre passé avec les témoignages des autres. Pourtant lorsque les autres contestent sa version des faits concernant sa présence lors de la « révolution », lui refuse, se recroqueville dans ses positions, demeurant d’autant plus risible que le spectateur l’a vu évoluer dans un quotidien où l’alcool mène ses actes. Paumé, chaque individu tente de se reconstruire face à un passé évanescent.
L’Histoire et l’histoire
La révolution a-t-elle jamais eu lieu ? Ce questionnement revient régulièrement dans le film, comme un constat sombre et une boutade cinglante envers des personnages qui tentent de s’y rattacher. Face à une classe de lycéens, un professeur demande quel sujet historique ils connaissent le mieux et les étudiants de répondre la Révolution Française. La révolution n’est jamais loin, mais les évènements de 1989 ne semblent pas les concerner. Plus loin, un autre personnage remettra en doute la notion même de révolution pour parler des évènements roumains. Quinze années plus tard, l’Histoire se voit remise en doute par les petites histoires de chacun. Les trois intervenants du débat télévisés, séparés dans leur position par le cadrage même du film, se trouvent confrontés à l’impossibilité d’élaborer un réel rapport à la révolution face à une société oublieuse. Le malaise social se confronte à l’incapacité de trouver les mots juste, à formuler clairement ce rapport à l’Histoire. Ce chimérique débat télévisé dans lequel interviennent différents interlocuteurs locaux n’est alors qu’un simulacre, une tentative de se persuader d’une évolution à laquelle personne ne semble vraiment croire.
Silence et Beauté
« Silence, beauté, seuls souvenirs qu’il me reste de la révolution…silence et beauté », ce sont sur ces mots que ce clôt le film tandis que les plans fixes reviennent sur la ville endormie, la neige tombant et les lampadaires s’allumant peu à peu. Un calme règne comme après une tempête, comme après le bruissement d’une révolution. Cette révolution, son souvenir du moins, se trouve partout et nulle part dans la ville ; elle est constitutive de cette société sans que celle-ci ne parvienne à la digérer entièrement. Les pantins ne s’agitent plus et la beauté de la nuit peut reprendre sa place. La force de 12h08 à l’Est de Bucarest tient dans cette capacité à agencer l’anecdotique et l’immanence. Porumboiu livre autant un récit spécifique et local qu’une œuvre universelle dans son rapport à l’Histoire et dans la construction de toute société. Là où certains longs métrages de la « Nouvelle vague » roumaine tombent dans des intrigues très sombres (l’avortement pour 4 mois, 3 semaines et 2 jours par exemple), 12h08 à l’Est de Bucarest parvient à conserver une véritable légèreté plaisante. C’est justement parce que le cinéaste roumain réussit à harmoniser dans un même film humour et tragédie, Histoire et histoire, particularisme et universalisme que 12h08 à l’Est de Bucarest constitue une première oeuvre forte, humble et porteuse d'avenir.
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