Steak, film dur à cuire


Sorti en juin 2007, Steak occupe une place à part dans le cinéma français des années 2000. D’abord parce que le film, distribué sur 450 copies une semaine de fête du cinéma, fut un petit accident industriel, cumulant en fin de carrière moins de 300 000 entrées (loin des 2 millions de spectateurs réunis par Eric et Ramzy avec La Tour Montparnasse infernale). Ensuite parce que les 78 minutes de Steak composent une étincelante réussite artistique, aussi drôle qu'oppressante : ce qui aurait pu relever au départ d’un simple collage de références américaines (entre GreaseOrange Mécanique, Elephant et Twin Peaks) s’impose en effet comme un authentique cauchemar éveillé, sublimé par le concept de « rire froid » cher à son auteur, Quentin Dupieux.



Détruire le duo


Musicien électro connu sous le nom de Mr. Oizo, le réalisateur avait fait ses premiers pas cinématographiques en 2001 avec Nonfilm, moyen-métrage autofinancé qui ne fut jamais visible en salles. La tonalité incongrue et dérythmée de ce premier essai permit néanmoins à Quentin Dupieux d’être contacté par Eric et Ramzy pour le projet Moyen Man. Pas intéressé par le scénario, le cinéaste va cependant écrire un autre projet pour les deux comiques, souhaitant de son propre aveu « détruire le duo afin de pouvoir les considérer l’un et l’autre comme des comédiens à part entière ». StudioCanal, La Petite Reine (société de production de Thomas Langmann) et Remstar (société canadienne), donnent alors leur feu vert : tourné au Canada en 35 jours pour un budget de 6 millions d’euros (ce qui place selon Dupieux le projet dans la catégorie « molle et inconfortable » du film moyen), Steak porte la marque d’un créateur de talent. Après 3 jours de rodage sur le plateau, Quentin Dupieux refuse définitivement les champs-contrechamps, optant pour une réalisation riche en plans-séquences et en zooms lents, à des années-lumière du découpage frénétique souvent utilisé par les comédies hexagonales contemporaines.


Mélange des genres


C’est donc à l'aide d’une totale maîtrise stylistique que le cinéaste peut déconstruire les codes de différents genres cinématographiques pour mieux les tirer vers l’abstraction. Dès les premières minutes, Steak fait s’entrechoquer la chronique militaire, le teen movie, le thriller sanglant et le film d’hôpital, sur fond d’erreur judiciaire. Une fois ces stéréotypes du cinéma américain convoqués, Quentin Dupieux marque son territoire esthético-linguistique en travaillant sur la tension des silences puis sur la violence que la société inflige aux visages - et aux esprits. Venu accueillir Blaise (Eric Judor) qui a passé sept ans en internement, Georges (Ramzy Bédia) arbore un vaste pansement facial et tente d'expliquer à son ancien acolyte les changements de codes sociaux - à commencer par l’apparition d’un Nouvel Humour - intervenus  durant son absence : au sein de ce long plan-séquence en voiture, Quentin Dupieux enregistre la distance insoluble qui sépare désormais les deux anciens amis. Tout le reste du film va ainsi s’évertuer à isoler les figures de Blaise et Georges, qui cherchent chacun de leur côté à se faire accepter par une bande de glandeurs rocambolesques, les Chivers.


Chivers !


Composée de Jonathan Lambert, Laurent Nicolas et des illustres musiciens Kavinsky et SebastiAn, la bande des Chivers symbolise la frime et la fumisterie dans ce qu'elle a de plus attachant. Pour Quentin Dupieux, il s’agit moins de dénoncer à travers cette bande les diktats de la mode, le règne de la chirurgie esthétique ou l’hygiénisme maladif de la société (intentions qui lui ont été prêtées) que de décrire le besoin viscéral de rattachement à une communauté et in fine la crainte de la solitude. Constatant le gouffre existentiel que représente la simple hypothèse de leur séparation, Eric et Ramzy finissent ainsi par se rejoindre dans une brutale conclusion en forme de boucle fataliste. Dans l’univers parallèle de Steak, la folie n’est jamais loin et l’asile psychiatrique constitue un lieu matriciel (représenté par des images vidéo en noir et blanc) auquel on finit toujours par revenir. La fin du film peut en cela évoquer les derniers instants de Monty Python : Sacré Graal !


Ovni culte


Illuminé par la radieuse photo de Riego Van Werch, Steak se permet des détours d’une sereine étrangeté (voir la « bretelle scénaristique » formée par le kidnapping de la petite fille, hommage revendiqué à une séquence du Fantôme de la liberté de Luis Bunuel). La bande originale, parcourue par des fulgurances électros et des ruptures de tonalités, fut composée par Sébastien Tellier, SebastiAn (tous deux acteurs dans le film) et Mr. Oizo/Quentin Dupieux en personne. Le cinéaste a finalement beaucoup coupé de cette musique pour  éviter un "trop-plein de coolitude gratuite". Maintenant un équilibre tout personnel entre une noirceur et fantaisie, Quentin Dupieux signait là un remarquable ovni filmique, rapidement devenu culte pour une poignée de fans. Toute l’originalité du parcours de Steak est d'ailleurs résumée par ces propos d’Eric Judor dans Les Cahiers du cinéma de septembre 2007 : « En quelque sorte, on amenait un film d’art, disons un film différent, au grand public. Logiquement c’est un film qui doit sortir sur 30 copies. Là avec 450, il était accessible à tous. »

Damien Leblanc,  pour Les Couleurs de la Toile


Sources et sitographie :


Critique de Chronicart :

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