Une ouverture ambivalente
Le générique s’affiche dans une écriture arabic (Harem selon Richard Kelly) conférant d’entrée de jeu un effet mystique tandis que des grondements orageux se font entendre. Quelque chose de sombre se joue avant même l’arrivée des images. Alors que la première séquence s’ouvre sur une vue magnifique d’un vaste paysage matinal, bercé par une légère brume et le soleil perçant, le son de l’orage continue un temps. Cet effet crée d’emblée une sensation étrange, un décalage dans la perception du monde appréhendé. Dans un lent mouvement fluide, la caméra avance le long d’une route accompagnée d’une musique sourde et vient se poser derrière un jeune garçon allongé sur le bord de la voie. La composition du cadre permet de développer une sorte de clair-obscur laissant présager à nouveau un doublement du monde. Un piano suit alors le réveil du jeune homme, Donnie Darko, tandis que la caméra tourne autour de lui pour se caler devant son visage hébété. Un contrechamp revient sur l’époustouflant paysage de la vallée où se devine en contre-bas une petite ville paisible. Donnie Darko se lève et vient casser la tranquillité de la vue. Puis se tournant à moitié vers la caméra, le garçon se met à rire. Ce rire énigmatique ouvre sur de multiples interprétations qui vont se renforcer durant le film. Donnie Darko se remémore-t-il la façon dont il est arrivé sur cette route, se réveille-t-il rassuré d’un cauchemar, est-il heureux d’avoir accompli un acte important ? C’est à ce moment précis que le titre du film apparaît se ponctuant par un fondu au blanc. La séquence introductive se clôt sur ce fondu. Richard Kelly, réalisateur du film Donnie Darko, témoigne d’une vraie vision de cinéma dès cette ouverture en insufflant la dualité, l’atmosphère énigmatique et le personnage central autour duquel tout le récit va se nouer.
Confusion des mondes, confusion des genres
Richard Kelly joue constamment sur cette imbrication des mondes et la dualité de l’univers dans lequel évolue Donnie Darko. Reprenant les codes du teen-movie, que ce soit par l’incursion dans le monde du lycée, les premiers émois adolescents, la crise familiale ou les rivalités entre frère et sœur (rehaussées par le choix de prendre pour acteurs Jake et Maggie Gyllenhaal), Richard Kelly construit une histoire tout en déconstruisant certains éléments traditionnels du genre (le rapport au professeur, la futilité du monde lycéen). Donnie Darko ne se restreint nullement à une simple chronique lycéenne. Le lapin horrifique, la période où se déroule le long métrage (Halloween est annoncé dès le début du film), quelques éléments propres au film d’horreur (le couteau, la hache) viennent contrebalancer l’axe initial. En y ajoutant par ailleurs du science-fictionnel fantastique (un réacteur d’avion dont on ignore la provenance, des vortex temporels et une théorie sur l’espace temps), du thriller psychologique autour de la dimension schizophrénique de Donnie Darko ainsi qu’une romance tragique, Richard Kelly tisse un maillage référentiel tortueux et foisonnant. L’équilibre n’était pas évident, mais offre au film un caractère unique. La fausse suite qui viendra quelques années plus tard, S. Darko (film commercial surfant sur le premier opus), confirme l’originalité de l’œuvre initiale. Si cette suite médiocre reprend tous les éléments du premier, le réalisateur (Chris Fisher) ne comprend jamais l’essence de Donnie Darko et ne livre qu’un récit risible.
Richard Kelly s’empare d’un récit en apparence classique et y insuffle une vision du monde toute personnelle issue d’une culture fortement orientée par la science fiction. La voix de Frank, le lapin, survient très rapidement dans le récit laissant envisager la folie douce de Donnie Darko. Peu de temps après, le réacteur d’un avion atterrit sur la maison des Darko, écrasant la chambre de l’adolescent. Ces deux éléments posent l’enjeu du film. Dans un cas Donnie Darko a survécu par miracle à sa propre mort et évolue dans un monde alternatif où il est encore en vie ; dans l’autre, le lapin ne le détourne pas de sa destinée et Donnie périt dans l’accident. Qu’il s’agisse d’un délire purement schizophrénique ou d’un incident dans le monde avec cette sorte de faille temporelle de l’univers, Donnie Darko se doit de régler les problèmes pour rétablir un équilibre. Détruire le monde pour mieux le sauver, voilà la mission qui incombe au jeune homme et que personne autour de lui ne semble comprendre, comme en témoigne la scène où Donnie déconstruit une conversation entre deux de ses amis sur les Schtroumpfs en démontrant pourquoi les êtres bleus sont asexués. La scène pourrait paraître anecdotique mais résume le rôle du protagoniste devant offrir une vision claire du monde que ses congénères semblent incapables de percevoir. Mais Donnie Darko est loin d’être un héros pieux et demeure un adolescent avec ses doutes, ses premières fois et ses pulsions. Le film se déroule dans la petite ville de Middlesex, ce qui dès le départ laisse Donnie évoluer dans un environnement libidineux. Ces pulsions ressortent à chaque séance de psychothérapie, Donnie étant libéré du surmoi psychologique. La libération psychologique est par ailleurs un élément au cœur de la réalité alternative du film. Les phases de somnambulisme où Donnie accomplit ses actions, les vortex sortant du nombril du personnage pour l’attirer impulsivement vers sa destination sont autant de périodes où le « ça » prend le pouvoir sur la conscience policée du héros. A ce titre, il est possible de remarquer que la mère de Donnie Darko, lors de sa première apparition, lit un roman de Stephen King (dont Richard Kelly est un grand admirateur) intitulé « It » (ça), ce qui annonce d’une façon subtile la suite du récit. La double interprétation possible liée aux deux mondes parallèles qui se mettent en place offre au film un vivier pour construire progressivement une critique de l’Amérique, comme le font souvent les films de genre. La première réplique du film est « je vote pour Dukakis », candidat adversaire de Bush lors de la présidentielle de 1988, époque où le film prend racine. Michael Dukakis reviendra plusieurs fois dans le film. Ces allusions confèrent au long métrage une dimension politique certaine.
Le choix de prendre pour décor l’Amérique des années 1980 permet de critiquer de façon plus générale une société que le personnage de Donnie considère comme sclérosée. On y voit la faillite du système éducatif, de l’autorité morale, les dérives d’un puritanisme malsain provoquant des perversions comme la pédophilie. En parallèle, la société américaine des années 2000 se révèle tout aussi puritaine et dérangée que vingt ans plus tôt. Sorti en octobre 2001, Donnie Darko trouvait un écho funèbre dans les attentats du 11 septembre avec la présence d’un avion accidenté. Il s’agissait d’une pure coïncidence de fortune puisque Richard Kelly n’envisage jamais son film sous l’angle de la paranoïa, d’un danger sous-jacent imminent comme le feront nombre de films post 11 septembre. Donnie Darko appartient davantage à la catégorie des films apocalyptiques (qui furent nombreux au tournant du siècle), mais emprunte une voie particulière. Comme dans les autres films de Richard Kelly, l’apocalypse s’apparente avant tout à la fin d’un monde (plus que la fin du monde en soi), au lever de voile sur une réalité que les protagonistes peinaient à accepter ou à percevoir. La dimension chrétienne se révèle très forte dans Donnie Darko (tout comme dans son second métrage, Southland Tales). Le compte à rebours de la fin du monde énuméré par le lapin Frank ne permet jamais de savoir quel monde va finir, le monde parallèle ou le véritable univers. L’apocalypse est avant tout propre au personnage de Donnie Darko. La dimension christique du personnage prend forme avec cette apocalypse. Les derniers actes du personnage peuvent être interprétés de plusieurs façons. Donnie accepte de se sacrifier à la fois pour sauver celle qu’il aime, mais également pour remettre en ordre le chaos crée par l’incursion du monde parallèle. Il ne s’agit que d’une des interprétations possibles puisque Richard Kelly s’efforce de laisser suffisamment d’ambiguïtés pour ne pas permettre à une seule piste de l’emporter.
Naissance d’un cinéaste et construction d’un film culte
Richard Kelly livre avec Donnie Darko une œuvre sans concession où il laisse libre court à sa vision du monde. Très construit dans son scénario, Donnie Darko fait preuve d’une mise en scène tout aussi réfléchie. Pour représenter l’incursion dans une temporalité et un monde divergent de la réalité, Richard Kelly recourt à des effets simples, mais riches de sens. Ainsi lorsque Donnie débarque de son bus scolaire, la caméra est tournée d’une façon horizontale avant de reprendre sa position normale, ce qui symbolise le déséquilibre de l’univers dans lequel il évolue. Par la suite, l’arrivée dans le lycée est rythmée par des effets de ralentis qui contribuent à renforcer l’impression d’une temporalité parallèle. Richard Kelly n’a pas pour ambition avec Donnie Darko de révolutionner le genre, mais plutôt d’y apporter une évolution. Il parsème son film de références à d’autres cinéastes et crée ainsi une intertextualité ample qui favorise le foisonnement des interprétations. Le Lapin évoque sans équivoque le Alice de Lewis Carroll, autre personnage en proie à la convergence de deux univers. Richard Kelly cite aussi David Lynch pour son univers étrange, Andrei Tarkovski et Le Sacrifice, Martin Scorsese et La dernière tentation du Christ. Evil Dead et Halloween pour l’aspect horrifique ou encore Steven Spielberg et son E.T. l’Extraterrestre (dans lequel jouait déjà Drew Barrymore) avec notamment une séquence où les personnages sont à vélo. On pourrait entrevoir également une citation indirecte à Gregg Araki, autre réalisateur filmant l’adolescence, les troubles de la société américaine et l’apocalypse, en faisant appel pour jouer le rôle de Frank à James Duval, acteur fétiche de Gregg Araki. Richard Kelly use également de références littéraires variées dont Stephen King, Graham Greene ou Richard Adams. Loin de devenir un simple catalogue d’hommages et de citations, Donnie Darko intègre l’intertextualité pour nourrir son propos. Pour un premier film réalisé à l’âge de 25 ans, le long métrage se révélait d’une maturité prometteuse que les deux films suivants ont confirmée. Mais ceci n’explique pas vraiment ce qui transforma Donnie Darko en film culte des années 2000.
Présenté au festival de Sundance en janvier 2001, Donnie Darko est un film difficile à soutenir. Richard Kelly a bataillé pour convaincre des producteurs de lui faire confiance. Il eut la chance de rencontrer Jason Schwartzman et Drew Barrymore qui vont appuyer son projet, mais le film peine à trouver un distributeur. Durant Sundance, il crée une certaine effervescence, tout comme Hedwig and the Angry Inch de John Cameron Mitchell, mais cela ne suffit pas. Newmarket films distribuera le film en octobre 2001, un mois après les attentats dans une ambiance morose qui n'encourage personne à se plonger dans un voyage sombre et délirant au cœur de la psyché d’un adolescent. Richard Kelly critiquera les choix marketing du distributeur. Le film s’installe cependant dans quelques salles ciblées et fonctionne bien durant les séances de minuit. Le bouche à oreille fait le reste, bien que le film ne soit déjà plus en salle. La période est encore réduite en matière de téléchargement et la sortie du DVD permettra au film de trouver une nouvelle vie (les ventes rapportant 20 fois les recettes cinéma). La réputation de film culte se construit alors par cette propagation tranquille, notamment chez les jeunes générations. Richard Kelly décidera de ressortir son film en version Director’s Cut quelques années plus tard, livrant certaines clefs dans la compréhension de l’oeuvre. Sans doute, les difficultés initiales du film permirent au public de mieux se l’approprier pour en faire un incontournable du genre. Sous sa facture classique et malgré les références multiples, Donnie Darko apparaît comme un film marquant des années 2000 qui continue à garder fraîcheur et substance 10 ans après sa sortie.
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